Père, ne vois-tu pas que je brûle?

Prélude – Forum d’ Athènes

1ère Journée en ligne de la Zone Plurilingue de l’IF-EPFCL 

 

“Je ne connais pas d’autre besoin de l’enfance aussi fort que celui  de la protection du père.”

 (Sigmund Freud, Le malhaise dans la civilisation, Athènes, Pléthron, p. 24).

À Philippe, Spyros, Glyceria et à Michael

 

Cette affirmation freudienne catégorique, sur laquelle je suis tombé presque par hasard en me référant au texte du “malaise dans la civilisation” ainsi qu’à l’affirmation troublante et pleine d’autodérision du père d’un adolescent en difficulté, protagoniste d’un film au scénario par ailleurs naïf que j’ai vu récemment, selon laquelle “un père qui ne protège pas son fils n’est pas un père“, m’a fait réfléchir, me suggérant une voie possible à suivre, dans l’espoir de répondre à l’obligation d’écrire ce court essai au nom du Forum d’Athènes, en tant que contribution à la question problématique de “qu’est-ce qu’un père ? “.

 

L’histoire de l’invention du père-protecteur, inscrite dans la mythologie freudienne, est plus ou moins bien connue. Constituée à l’intérieur des constructions comme “totem et tabou” et “l’homme Moïse et la religion monothéiste“, elle est inextricablement liée à la généalogie même du droit, puisque les règles totémiques constituent précisément le premier système de règles juridiques. Cependant, si le droit émane de la fonction du père – droit à la base duquel se trouve le renoncement pulsionnel – c’est le même qui fonde l’histoire de la civilisation:

 

” Sous l’influence de facteurs extérieurs (…) l’organisation matriarcale de la société a cédé la place à l’organisation patriarcale, ce qui a impliqué une modification des faits juridiques (…). Mais ce passage de la mère au père indique aussi une victoire de la spiritualité sur le monde des sens, c’est-à-dire un progrès de la civilisation, puisque la maternité est prouvée par le témoignage des sens, alors que la paternité est une hypothèse fondée sur une conclusion et un présupposé.”[1]

 

C’est, pour le dire brièvement, le contraste entre ce qui est et ce qui devrait être, une distinction introduite par rapport au père. Cependant, si la loi et la civilisation sont fondées par le père, cela se passe après, une fois qu’il soit mort : comme le dit Lacan avec insistance, le lien entre le signifiant du père, en tant que créateur de la loi, et la mort – son meurtre par les fils de la horde, pour être précis – marque le moment de l’émergence de la dette par laquelle le sujet est désormais inscrit dans la loi, c’est-à-dire dans le symbolique. Le père symbolique est donc le père mort, dont on peut lire une excellente “illustration” dans le rêve de Dora, dont toute la mise en scène névrotique déclare qu’un père, même invalide, est toujours un père. Si la référence à lui constitue l’arrière-plan de toute sorte de foi religieuse, il est aussi celui qui, ” méritant l’amour “, offre généreusement sa protection à l’enfant.

Mais de quel type de protection s’agit-il ? Certes, un père (et, bien sûr, également une mère et tout adulte) doit protéger son jeune enfant sans défense des vicissitudes de la vie quotidienne, mais il serait superflu (sauf dans certaines circonstances extrêmes et pas si rares) de s’attarder sur une obligation plutôt évidente et de caractère atavique.

Dans un essai perspicace, Alain Badiou[2], plaçant la question du point de vue du fils, écrit que son destin, sa destinée, est l’amour, comme annulation de l’acte de meurtre, par la médiation de la loi. Du moins, c’est ce qui semble être produit. En effet, en abordant de manière approfondie la question en lien avec les impératifs de notre réalité postmoderne, notre auteur se déclare inquiet tant pour le sort du père que pour celui du fils. Vu de la part de ce dernier, le père, soit comme jouisseur, soit comme représentant d’une loi extérieure – anonyme -, constitue une image fragile qui débouche sur une identité filiale tout aussi incertaine. Les fameuses bandes de jeunes, hordes sans père, privées de “la possibilité de recourir “à un meurtre salvateur et de conclure un véritable pacte entre elles” semblent condamnées à une perpétuelle répétitivité révélatrice de la prévalence de la pulsion de mort.

La question de la fonction paternelle semble, en effet, inhérente à celle de la transmission d’une génération à l’autre. Si, en effet, “la véritable fonction du père est d’unir – et non d’opposer- le désir à la Loi”,[3] cela semble être la seule manière possible d’humaniser le fils, la seule protection possible qu’un père puisse offrir, son principal héritage, un don inestimable, aux générations futures.

La castration, écrit Lacan quelque part, se transmet de père en fils. Et parce que les poètes s’avèrent toujours être, comme Freud l’a très tôt souligné, des pionniers dans la saisie du cryptogramme, je recommande, pour ceux qui ne le connaissent pas encore, le roman autobiographique de Philip Roth, Patrimoine Là, l’auteur, alors qu’il s’occupe de son père mourant, découvre le contenu de son véritable héritage:

 

Voici donc l’héritage que j’ai reçu de mon père. Et non pas parce que le nettoyage avait quelque chose de symbolique, mais justement parce qu’il n’en avait pas, parce qu’il n’était plus ou moins que la réalité concrète vécue. C’était l’héritage de mon père: ni l’argent, ni les tefillin, ni le gobelet de rasage, mais la merde.”.[4]

 

Il n’y a pas d’autre héritage du père au fils que le transfert de sa propre castration symbolique, c’est-à-dire de sa propre inscription dans la Loi. Et si j’ai choisi comme titre de ce petit texte l’invocation de l’enfant mort, qui apparaît dans le rêve de son père affligé, c’est parce qu’elle me semble résumer, de manière déchirante, exactement ce que j’ai tenté d’articuler ici. Et, peut-être, je pense, qu’il peut contenir quelque chose de l’ordre de sa propre limite subjective, subjectivement, tragiquement vécue.

 

Dionyssis Bratis Mars 2021

Traduction: Stylianos Moriatis

[1]S. Freud, Moïse et le monothéisme. (1939), ed. Pléthron, p. 219-220.

[2]Badiou, A. La philosophie et la jeunesse du monde, Αληthεια, 6:2011.

[3] Lacan, J. The subversion of the subject and the dialectic of desire, in Ecrits, W.W. Norton & Company, New York, 2006.

[4]Roth, Ph. Patrimoine: Une histoire vrai, Gallimard, 1992.