Père du Nom propre

Prélude – FCL de Pologne

1ère Journée en ligne de la Zone Plurilingue de l’IF-EPFCL 

La question « Qu’est-ce qu’un père ? », proposée par le Forum d’Athènes comme thème de la première Journée de la Zone Plurilingue, pose un défi ambitieux. Tout d’abord en raison de la portée même du sujet et des nombreux changements tout au long de l’enseignement de Lacan sur la fonction du père. La question est de savoir si nous en avons une lecture similaire, surtout que dans la Zone Plurilingue, nous représentons six forums et un forum en formation lacaniens de cinq pays (Grèce, Liban, Pologne, Roumanie et Turquie) où l’enseignement de Lacan semble être le moins disponible en langue maternelle et le moins répandu parmi les professionnels intéressés par la vie mentale des sujets, comparé à d’autres zones de l’IF-EPFCL.

Compte tenu de cela et du fait qu’il s’agira probablement d’une rencontre avec des représentants de différentes approches psychologiques, psychiatriques ainsi que d’autres courants psychanalytiques, j’ai choisi de présenter les grandes lignes de ce qui chez Lacan, sur la fonction paternelle, se trouve aux antipodes de ces autres approches.

En 1963, Lacan proposait de lier au père la fonction du Nom propre[1] et à partir de 1974 il a poursuivi sa réflexion sur la fonction de nomination[2]. Cette définition déconnecte la fonction Nom-du-Père, donc le père nommant, du père réel. En la distinguant, Lacan souligne l’importance de cette fonction de nomination. Pourquoi ? Il semble que la première réponse est que la fonction de nomination permet au sujet de lier sa jouissance à son désir en s’appuyant sur le langage, ce qui est important car désarrimée, cette jouissance provoque une confusion dans la vie du sujet. Le but de cette fonction n’est donc pas d’inscrire le sujet dans la norme sociale (ni de le faire s’identifier avec son sexe biologique), car selon Lacan ce n’est pas cela qui lui permet de sortir de sa position d’un Sans-Nom, comme il qualifie le névrosé[3]. Malgré son patronyme, le sujet n’a pas de nom qui lui soit propre. Avec la fonction de nomination, il s’agit donc plutôt – c’est la deuxième réponse – de produire un sujet qui peut accéder à une singularité épurée. Je développerai davantage ce point.

L’argument et le premier prélude ont déjà résumé les principaux éléments et changements dans la pensée de Lacan à propos de la fonction paternelle, ce qui me permet de me rapporter au signifiant Nom-du-Père. C’est un signifiant à détermination symbolique dont le manque est pour Lacan cause de la psychose[4]. Il affirme toutefois dès le début que la présence de ce signifiant s’accommode fort bien de l’absence réelle d’un père de famille[5].

La fonction de nomination ne passe pas non plus nécessairement par la médiation du père réel. Toutefois, contrairement au signifiant Nom-du-Père, le fait que le père nomme touche au réel. Cette fonction de dire a le statut d’événement, donc de quelque chose qui a eu lieu ou non. Si l’événement s’est produit, cette fonction de façon efficace noue les trois consistances (le réel, le symbolique et l’imaginaire) à la manière borroméenne. Il en résulte le sujet réel qui n’est pas seulement supposé symboliquement à la chaîne de la parole, mais se réfère au réel du corps[6]. La fonction de nomination répond à la nécessité que ce réel du corps soit noué à la mentalité, faute de quoi le sujet se trouve entre le délire et l’autisme. Cette mentalité des parlants correspond à l’imaginaire de RSI[7] et à l’amour-propre qui fait que le sujet adore son corps[8]. Posséder une mentalité veut dire qu’il y a nouage entre la dimension symbolique, composée des mots et des sons de la langue, et la dimension imaginaire, qui se réfère aux représentations du corps mais sans prise sur le réel du corps. D’où la nécessité que le réel soit noué à la mentalité par la fonction de nomination.

La nomination s’étend de l’attribution d’un nom commun à l’attribution d’un nom propre. Cette distinction a été introduite par les grammairiens. Le nom commun fait référence à tous les individus ou objets appartenant à une même catégorie. Il est pourvu d’une signification générale et d’une définition objective, comme par exemple « père ». Quant au nom propre, il permet de distinguer l’individu de la catégorie à laquelle il appartient ; il ne possède en conséquence aucune définition spécifique. Le nom propre fait référence à l’individu et lui est exclusif. Freud nous a donné un exemple brillant : avec L’Homme aux Rats, pseudonyme visant à protéger l’intimité du patient, il lui a attribué une identité unique. Cet exemple montre comment le symptôme fait le Nom propre, une sorte de signature singulière, comme chez les artistes.

Mais d’où vient cette question d’un Nom propre? Selon l’enseignement de Lacan, elle provient de la constitution complexe du sujet et de ses deux opérations. Pour que le sujet existe dans le réel, il ne suffit pas qu’il vienne au monde avec le réel de son corps ; il lui faut aussi une cause, car il n’est pas sa propre cause. Cette cause est l’effet du langage; c’est le signifiant maître qui le refend. Dans l’opération d’aliénation s’introduit la dépendance fondatrice du sujet au langage qui lui permet de s’attribuer un sens. Toutefois, dans le même temps, la représentation par le signifiant fait disparaître le sujet, car le signifiant qui produit le sens éclipse le sujet. Le facteur meurtrier de l’aliénation provient du fait qu’en lui donnant du sens, le signifiant prive le sujet de non-sens[9], d’où la nécessité de l’interprétation comme équivoque, apportant le mouvement qui le ravivera. Le signifiant maître est l’agent de la fonction de l’inconscient et, lorsque le sujet a son signifiant maître, nous pouvons supposer son existence. Du fait de la structure de la langue, le sujet ne peut être représenté que par un signifiant pour un autre signifiant, il n’apparaît donc qu’en éclipse entre les deux signifiants. Toujours en quête de son essence, dans l’opération de séparation, deuxième dans la causation du sujet, il retrouve son équivalence à ce qu’il est comme sujet de l’inconscient dans le désir de l’Autre. Il se substitue à l’objet de la demande de l’Autre – oral, anal, scopique et invoquant – qui constitue une substance épisodique de l’objet a, objet sans représentation possible. La fin de l’analyse, c’est entre autres la fin donnée à cette équivalence qui ouvre le sujet sur le vide.

Le Nom propre fait référence au fait qu’il est difficile pour le sujet de se définir par ses signifiants. Ce nom apparaît donc là où le sujet fait face au trou irréductible et infini qui se nomme l’inconscient. Tout au long de la vie du sujet, ce trou est couvert d’identifications issues de ses liens avec quelques Autres importants. Ces identifications lui facilitent la vie jusqu’au moment où elles commencent à produire son impuissance. L’expérience de la psychanalyse dépouille le sujet de ces identifications à condition qu’il soit prêt à y faire face, car tous les sujets ne le sont pas. Le nom propre est ce qui tente de suppléer à cette impuissance de l’identification. Ce Nom propre, contrairement au patronyme, n’a pas d’homonyme.

Mais d’où vient « le Père comme Nom » ? Selon Lacan, il est, par moments, « recraché » par ce trou de l’inconscient qui « a plutôt l’habitude d’engloutir »[10]. Ce qui est ainsi nommé, c’est tout ce qui ne passe pas au signifiant, réel donc, y compris l’objet. « Un père digne de son nom », par le dire de nomination de ses objets – ses enfants et sa femme-symptôme – les fait entrer dans l’histoire des générations et dans un désir non-anonyme qui va au-delà de la reproduction des corps[11]. C’est par là que son dire de nomination noue le réel avec le symbolique et l’imaginaire, il noue donc la parole dans laquelle le sujet est représenté, avec le réel du jouir qui se réfère à son corps. Les noms qui répondent à ce manque de prédicat dans le réel pour le sujet sont des Noms du Père qui peuvent bien se passer d’un père réel.

Ce nouage de la nomination doit toutefois être authentifié. C’était également le cas de l’auto-attribution du nom, The artist, par Joyce[12], qui n’avait par ailleurs pas de père en fonction de nomination. La reconnaissance par les autres (des lecteurs) a inséré ainsi ce sujet avec son nom propre dans le lien social.

En fin de compte, Lacan renverse la chose et déclare que l’acte de nommer est, en soi, le père[13]. Ainsi, tout ce qui donne le Nom qui se réfère à l’inconscient se nomme « père ». Cette thèse fait des pères réels les assujettis à une fonction plus générale de nomination, d’où des Noms du Père au pluriel. En outre, la référence à ce titre de Non-du-Père semble souligner la nécessité de produire un nom de jouissance auquel le sujet s’identifie[14].

Le Nom-du-Père – qui selon Lacan peut être, « comme dans le nœud borroméen, [en] nombre indéfini »[15] – n’est pas un Nom propre en soi, mais une fonction de l’inconscient. Ainsi, « un père-symptôme »[16] possède un Nom propre, mais n’a pas de fonction. Les noms des Noms du Père ne sont pas sexués, car il n’y a pas de rapport sexuel et notre jouissance est basée sur les objets de plus-de-jouir. L’expérience clinique tirée de la psychanalyse et d’autres sources (Joyce) a conduit Lacan à conclure que la fonction Nom-du-Père est contingente, donc impossible à programmer par des recommandations spécifiques données aux parents et aux pères en particulier. Elle est aussi disjointe de la famille (quel que soit son statut: vie conjugale, partenariat ou cohabitation), de la sexuation et de la reproduction. Cette perspective nous permet de ne pas nous attacher à l’hétéronormativité, ni à l’égard de la sexualité ni à l’égard de la figure paternelle[17].

Elle pose tout de même au moins une question pour notre débat : qu’est-ce que cela change pour nous dans notre pratique de la psychanalyse, dans l’interprétation par exemple?

Anna Wojakowska-Skiba,
Forum de Pologne, Membre de l’Ecole EPFCL-France

 

Bibliographie:

[1] Lacan, J., Séminaire Les Noms du Père qui consiste d’une leçon de 20 novembre 1963, Version AFI.

[2] Lacan, J., Séminaire R.S.I., Livre XXII, 1974-1975, Version AFI, leçon de 15 avril 1975 et 13 mai 1975.

[3] Lacan, J., Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, Écrits, Paris ; Seuil, 1966, p. 826.

[4] Lacan, J., Séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre. Livre XXIV, 1976-1977, Version Staferla, leçon de 11 janvier 1977.

[5] Lacan, J., Question préliminaire à tout traitement de la psychose (1957/58) , Écrits, Chapitre IV : Du côté de Schreber, Paris: Éd. Du Seuil, 1966, p. 557.

[6] Soler, C., Lacan, l’inconscient reinvente, PUF, 2009, p. 13.

[7] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon du 11 mars 1975.

[8] Lacan, J., Séminaire Sinthome, 1975 – 1976, Version de l’Association Freudienne, leçon du 13 janvier 1976.

[9] Lacan, J., Position de l’inconscient, Les Ecrits, Seuil, 1996, pp. 835, 840-841, 844, 848-849.

[10] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon de 15 avril 1975.

[11] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon du 17 décembre 1974, p. 65-66.

[12] Qui se trouve dans le titre de son livre de 1916, A Portrait of the Artist as a Young Man (Sinthome, Leçon du 18 novembre 1975, 13 janvier 1976 et 11 Mai 1976).

[13] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon de 11 mars 1975.

[14] Izcovich, L. Du Nom-du-Père au père qui nomme, Champ lacanien, vol. 3, no. 1, 2006, pp. 23-31.

[15] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon de 15 avril 1975.

[16] Lacan, J., Séminaire R.S.I., op. cit., leçon de 21 janvier 1975 r.

[17] Soler, C., Nomination et contingence, Champ lacanien, vol. 3, no. 1, 2006, pp. 13-19.