Parole et violence : les paradoxes de la parole

 

« − l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense […] l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire − ne rien savoir du tout »

Jacques Lacan[1]

En 1973, Lacan est passé du sujet au parlêtre, du langage à lalangue et a ainsi approfondi le paradoxe de ce qu’il en est de la parole : plus seulement limite à la jouissance mais vecteur de jouissance. Ce qui a une incidence directe sur les rapports de la parole et de la violence.

Certes, l’entrée dans la parole a pour conséquence l’humanisation, l’inscription du petit de l’homme dans la filiation, la parenté, la généalogie. Certes, la parole a un effet de séparation, tout d’abord de l’autre, et donc d’identité, d’érection du Un mais aussi de séparation d’avec la Chose, de perte de l’objet (a). Elle pose l’inter-dit du corps de la mère et plus largement d’une jouissance à jamais perdue : ni jouir de ni être joui par la mère, ni dévorer ni être dévoré par la mère. Sur ce versant, elle est effectivement un pare-violence, au sens de réprimer, refouler l’agressivité primordiale. Mais, Freud le notait déjà en 1929 dans Malaise dans la civilisation, cette répression est violence car « l’interdiction du choix incestueux de l’objet [est] la mutilation la plus sanglante peut-être imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain » (p. 55) et plus loin : « toutes ces interdictions traduisent l’exigence d’une vie sexuelle identique pour tous » (p. 56).

Certes, dans la cure que faisons-nous d’autre que de substituer la mise en parole au passage à l’acte, de dénouer par la parole la violence de conflits intra-psychiques, de pousser à « ce que ça se dise » plutôt que ça éclate en acte violent : la parole de l’analysant y est requise aussi bien que celle de l’analyste, que ce soit par l’acte de l’interprétation, de l’intervention, de la scansion ou du dire que non. Avec le psychotique, l’autiste, elle peut même être pacificatrice. Lacan en fera d’ailleurs la seule forme d’action qui se pose comme vérité.

Alors, Sainte Parole priez pour nous et protégez-nous de la violence ? Tu parles. Rien que ce « tu parles ! » énonce le contraire : il y a une violence même liée à la parole.

D’abord, nous l’avons vu plus haut, la prise dans les rets du signifiant n’est pas sans dégât, n’est pas sans étrangler ou au moins piéger le parlêtre ; la parole est le vecteur premier de la castration, ne serait-ce que, dans un premier temps de l’enseignement de Lacan, par la parole du père dont la mère doit tenir compte puis, corrélativement à la pluralisation de la fonction paternelle dans les Noms du père, par l’effet de la chaîne signifiante : du fait de parler l’homme jouit mal.

Jouit mal ne veut pas seulement dire pas assez ou pas comme il voudrait ; cela signifie aussi de la mauvaise façon, la jouissance qu’il ne faudrait pas. Cela est à corréler à la relation à l’autre, aussi bien qu’à l’Autre, induite par la parole parce que : « l’insulte […] s’avère par l’έπος (l’épique) être du dialogue le premier mot comme le dernier » [2]. La parole est aussi provocation, torture, appel à et de la haine, jugement dérisoire « qui ne touche au réel qu’à perdre toute signification ». De tout temps, elle s’est organisée dans des discours appelant à la discrimination, l’excommunication, les pogroms, la croisade ou le djihad. La parole peut être guerrière et menteuse.

Janus, avec sa double face, est peut-être le dieu qui la représente le mieux; mais sait-on jamais à quelle face l’on s’adresse ? D’où l’intérêt de la trouvaille freudienne, troisième face de la parole : quand ça parle il y a du transfert, toujours et partout, mais pas toujours maîtrisé. Le dispositif artificiel, expérimental, de la relation analytique permet par l’utilisation maîtrisée du transfert et par un travail sur le transfert de dénouer les nœuds de la parole par une mise à plat, un vidage du sens.

JEAN PIERRE DRAPIER

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, 1975, Seuil, p. 95.

[2] Lacan J., « L’Étourdit », dans Autres écrits, Paris, 2001, Seuil, p. 487.


Références bibliographiques

FREUD Sigmund

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  • «Actuelles sur la guerre et la mort» in Actuelles sur la guerre et la mort, et autres textes, 1915, Paris, PUF, Quadrige, 2012, p. 1-33.
  • «Nous et la mort», ibidem, p. 33-49.
  • «Pourquoi la guerre? Correspondance avec Einstein», 1933, ibidem, p. 56-75.
  • «Criminels par conscience de culpabilité», 1915, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2002, tome XV, p. 38-40.
  • «Morale sexuelle civilisée et la nervosité moderne», 1908, La Vie sexuelle, Paris, PUF, p. 26-46.
  • «Pulsion et destin des pulsions», 1915, Métapsychologie, Gallimard, Idées, p. 11-44.
  • Psychologie des masses et analyse du moi, 1921, Paris, PUF, Quadrige, 2010, particulièrement chapitre VII (Identification), IX et X.
  • Le Malaise dans la culture, 1930, Paris, PUF, Quadrige, 2015 (Particulièrement chap. VII : surmoi).
  • «Contribution à la discussion sur le suicide», 1910, Résultats, Idées, Problèmes, tome 1, Paris, PUF, 1984, p. 131-132.
  • «Introduction à la psychanalyse des névroses de guerre» (1919), ibidem, p. 243.
  • «Ephémère destinée», 1915, ibidem, p. 233.
  • «Dostoïevski et le parricide», 1928, Résultats, Idées, Problèmes, tome 2, Paris, PUF, p. 162-180.
  • «Actions compulsionnelles et exercices religieux», 1907, in Névrose, Psychose et Perversions, Paris, PUF, 1973, p. 133-142.
  • «Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine», 1920, ibidem, p. 245-270.
  • «Le problème économique du masochisme», 1924, ibidem, p. 287-297.
  • «Un enfant est battu », 1919, ibidem, p. 219.
  • «Au-delà du principe de plaisir», 1920, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1979, p. 7-82.
  • «Le moi et le ça», 1923, ibidem, p 177-234, 3e partie (moi, surmoi…) et 4e partie.
  • Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2009 : proton pseudos et autres textes sur le trauma
  • Les cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1993
  • L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Paris, Gallimard.
  • L’avenir d’une illusion, PUF, Collection quadrige, 2013, Paris.

LACAN Jacques

  • De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Paris, Seuil-Points, 1980, 2e partie le «cas Aimée» (passage à l’acte).
  • «Motifs du crime paranoïaque : le crime des « sœurs Papin», ibidem, 1933, p. 396.
Ecrits
  • «Au-delà du principe de réalité», p. 73-92.
  • «Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je», p. 93-100.
  • «L’agressivité en psychanalyse», p. 101-124.
  • «Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie», p. 125-149.
  • «Propos sur la causalité psychique», p. 151-193
  • «Fonction et champ de la parole et du langage», p. 237-322.
  • «Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud», p. 369-380.
  • «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», p. 585-645.
  • «Kant avec Sade», p. 765-790.
  • «Subversion du sujet et dialectique du désir», p. 808.
  • «Variantes de la cure-type», p. 323-362.
  • «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», p. 531-583.
Autres écrits
  • «Prémisses à tout développement possible de la criminologie», p. 121.
  • «Introduction à l’édition en langue allemande des Écrits», p. 553-559.
  • «Radiophonie», question V, p. 431-440, p. 127.
  • «L’Étourdit», p. 449 (ou Scilicet 4).
  • «Télévision», question V, p. 529-534.
Conférences
Le Séminaire
  • Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, sur la notion d’acte et de parole, p. 126-127, 254, 264, 272, 289-294.
  • Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998: leçons XXVII (Agressivité chez l’obsessionnel), XVIII.
  • Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986: le problème de la sublimation dans les leçons VII, VIII, I, et le paradoxe de la jouissance dans les leçons XII, XIV, XV, XVI XVII et XVIII.
  • Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004: leçons VIII, IX (passage à l’acte et acting out) et XXIII (chap 3).
  • Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973: leçon XIV.
  • Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991 : leçons I, II (tyrannie du savoir), III, IV (4e partie), V (jouissance de la chatouille à la flambée d’essence), VII (impératif catégorique, p. 119-121), VIII (chap. 1 et 2, castration, meurtre du père).
  • Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975: leçons VIII, IX et X, XI (p. 110, 132-133 sur la haine).

Ouvrages collectifs de psychanalyse

 «Liaisons et déliaisons selon la clinique psychanalytique», Revue Champ lacanien, N° 19.

  • «Haine et violence: questions pour la psychanalyse?», Mensuel de l’EPFCL, no 104, p. 25-64.
  • «Traumatismes, cause et suites», Actes des journées de l’EPFCL, décembre 2004.
  • «Haine et violence: questions pour la psychanalyse?», Actes de la journée d’étude du pôle 5, Rodez, 2015.
  • Benslama F. (sous la direction de), L’Idéal et la cruauté – Subjectivité et politique de la radicalisation, éditions lignes, 2016.
  • Christien-Prouet C. (sous la direction de), Effraction de la pudeur : Quand la violence politique fait ravage, Toulouse, Érès, 2016.

 Autres références psychanalytiques (par auteur)

  • Aichorn A, Jeunesse à l’abandon, 1925, Toulouse, Privat, 1973.
  • Alexander F., Staub H., Le criminel et ses juges, 1928, Paris, Gallimard, 1938, Collection psychologie.
  • Askofaré S., Sauret M.-J., «Clinique de la violence. Recherche psychanalytique», Psychopathologie du travail, Cliniques Méditerranéennes, no 66, 2002, p. 241-260.
  • Aulagnier P. , La violence de l’interprétation, Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1986.
  • Benslama F., «Un furieux désir de sacrifice», Le Surmusulman, Paris, Seuil, 2016, ou Essais points, 2018.
  • Bergeret J., La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.
  • Ferenczi S., «Réflexion sur le traumatisme», Psychanalyse IV et autres textes sur le traumatisme, Payot éd.
  • Hirigoyen M.-F., Le harcèlement moral: La violence perverse au quotidien, Ed. La Découverte, Paris, 1999.
  • Julien P. , L’étrange jouissance du prochain. Éthique et psychanalyse, Seuil, 1995.
  • Soler C. , «Lalangue, traumatique», dans Revue des Collèges de Clinique psychanalytique du Champ Lacanien n°7 – Trauma et fantasme, Mars 2008.
  • Winnicott D. W. 1975. «La crainte de l’effondrement», Nouvelle Revue de Psychanalyse, 11, Paris, puf.
  • Winnicott D. W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

 Références Philosophiques

  • Adorno Th. W., Modèles critiques, Paris, Payot, 2003.
  • Althusser L., «L’avenir dure longtemps», Stock/IMEC, nouvelle édition.
  • Arendt H., «Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal», Les Origines du totalitarisme, Paris, Quarto Gallimard, 2002, p. 1015-1305.
  • Arendt H., Du mensonge à la violence : Essais de politique contemporaine, 1969-72, Paris, Pocket, 2002.
  • Arendt H., La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
  • Benjamin W., « Critique de la violence », Œuvres I, Folio, p. 210-243
  • Blanchot M., L’Entretien infini, Gallimard, 1942
  • Derrida J., L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
  • Engels F., Le Rôle de la violence dans l’histoire, (1887-1888), Paris, Éditions sociales, 1976.
  • Hagège C., Les religions, la parole et la violence, Paris, Odile Jacob, 2017.
  • Heidegger M., Acheminement vers la parole, Trad. de l’allemand par Jean Beaufret, Wolfgang Brokmeier et François Fédier, Collection Classiques de la Philosophie, Gallimard 1976.
  • Gracian B. : «Le précipice de la vie», Le Criticon, tome 1, Éditions Allia.
  • Le Goff J.-P. , La barbarie douce, Ed. La Découverte, Paris, 1999.
  • Levinas E., L’éthique et l’infini, Paris, Fayard, 1996.
  • Nietzsche F. W., Généalogie de la morale (1887), 2e dissertation (violence de la dette), Gallimard, 2006, Collection Folio plus philosophie.
  • Nietzsche F. W., Ainsi parlait Zarathoustra (1885), GF Flammarion, 1996.
  • Searles H., L’effort pour rendre l’autre fou, Gallimard, Paris, 1977.
  • Sibertin–Blanc G. (sous la direction de), Violences, anthropologie, politique, philosophie, Euro Philosophie Éditions, 2017, ou version téléchargeable.